AUSTRALIE : Carte Musicale ...Un chant était à la fois une carte et un topo-guide. Pour peu que le chant soit connu, il était toujours possible de se repérer sur le terrain.
En théorie du moins, la totalité de l'Australie pouvait être lue comme une partition musicale. Il n'y avait pratiquement pas un rocher, pas une rivière dans le pays qui ne pouvait être ou n'avait pas été chantée.
Peut‑être faudrait‑il se représenter les songlines sous la forme d'un plat de spaghetti composé de plusieurs Iliade et de plusieurs Odyssées, entremêlées en tous sens, dans lequel chaque « épisode » pouvait recevoir une interprétation d'ordre géologique.
Dans la brousse, à quel que endroit que ce soit, il est possible d’indiquer n’importe quel point caractéristique du paysage et demander à un aborigène : « Quelle est l'histoire de cet endroit ? » ou « Qui est-ce ? » Immanquablement, il sera répondu : « Kangourou » ou « Perruche » ou « Lézard », selon l’ancêtre qui est passé par là.
Au-delà des mots, il semble que le profil mélodique du chant décrive la nature du terrain su lequel il passe.
Ainsi, lorsque l'Homme-Lézard traînait les pieds dans la traversée des chotts du la Eyre, on pouvait s'attendre à une succession de longs bémols comme dans la Marche funèbre de Chopin.
S'il passait d'un escarpement des monts Macdonnell à l'autre, on aurait une série d'arpèges et de glissandos, comme dans les Rhapsodies hongroises de Liszt.
Ainsi, certaines phrases, certaines combinaisons de notes musicales décrivaient le déplacement des pieds de l'ancêtre.
Une phrase signifierait « lac de sel », une autre « lit de rivière », « spinifex », « dune », « steppe à mulgas », « paroi rocheuse », etc.
Un « chanteur » expérimenté, en écoutant leur succession, pouvait compter le nombre de rivières que son héros avait traversées, le nombre de montagnes qu'il avait escaladées et en déduire à quel endroit de l'itinéraire chanté il se trouvait. II serait capable d'entendre quelques mesures et de déclarer : "C'est Middle Bore" ou "C'est Oodnadatta", là où l'ancêtre a accompli telle ou telle action.
Les phrases musicales équivalent à des coordonnées cartographiques. La musique est une banque de données servant à trouver son chemin dans le monde.
Pour Bruce Chatwin, Les songlines des aborigènes ne sont peut-être pas si originaux ni isolés. En effet, que dire des menhirs et tumulus disposés en lignes en Grande Bretagne ; des lignes du dragon de la géomancie chinoise ; des pierres que chantent des Lapons ; des lignes de Nazca, dans le désert du Pérou central.
Ses carnets de voyage rapprochent ainsi le désert australien et les songlines des lignes de nazca péruviennes...
Songlines des lignes de nazca péruviennes :Œuvres des Nazcas. Peuple d'artisans sédentaires. Les lignes reproduisent à grande échelle les dessins qui figurent sur les tissus et céramiques produits par ces Indiens de l'ère pré-inca.
Si ces figures peuvent donc être assimilées à des œuvres d'art, leur signification laisse les spécialistes perplexes.
Selon l’archéologue et mathématicienne Maria Reiche, qui les nettoya et les cartographia : « Cette oeuvre a été exécutée pour que les dieux puissent la voir et, du haut de leur demeure céleste, aider les Indiens nazcas dans l'agriculture, la pêche et dans toutes leurs autres activités »
Ainsi, la figure du singe serait, selon elle, le symbole précolombien de la Grande Ourse, constellation que les Indiens associaient à la pluie.
En période de sécheresse, phénomène fréquent dans cette plaine où il pleut à peine une demi-heure tous les deux ans, les Indiens dessinaient un singe afin que les dieux, lorsqu’ils baisseraient les yeux vers la terre, puissent voir que celle-ci se consumait de soif.
Reiche a également su expliquer comment les Nazcas avaient pu réaliser d'aussi grands dessins parfaitement proportionnés. Elle a démontré qu'ils utilisaient comme unité de mesure la longueur de l'avant-bras (du coude à l'index) et pense qu'ils se servaient de cordes attachées à des poteaux pour former des cercles et des arcs qu'ils recoupaient par des lignes droites.
« J’avais le sentiment écrit B.Chatwin que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire.»
Les principales pistes chantées semblent être apparues dans le nord ou le nord-ouest de l'Austra¬lie, elles sont nées dans des terres lointaines et ont dû franchir la mer de Timor ou le détroit de Torres Ensuite, elles ont serpenté vers le sud et traversé tout le continent. On a l'impression qu'elles repré¬sentent les itinéraires des premiers Australiens... et qu'elles sont venues d'ailleurs.
Quand cela s'est-il passé ? Il y a cinquante mille ans ? Quatre-vingts ou cent mille ans ? Les dates de l'introduction des songlines sont, de toute manière, très récentes si on les compare à celles de la préhis¬toire africaine.
« Et ici je voudrais faire part d'une vision fondée sur une conviction profonde, sans m'attendre guère cependant à ce que l'on me suive sur ce chemin.
Je vois des itinéraires chantés s'étendant sur tous les continents, à travers les siècles. Je vois les hommes laissant derrière eux un sillage de chants (dont, parfois, nous percevons un écho). Et leurs sentiers nous ramènent, dans le temps et dans l'espace, à une petite zone isolée de la savane afri¬caine où, au mépris des dangers qui l'entouraient, le premier homme a clamé la stance par laquelle s'ouvre le chant du monde : «
JE SUIS ! »