chaque être est un univers
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 DAKANI - Version courte

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reginelle

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MessageSujet: DAKANI - Version courte   DAKANI - Version courte Icon_minitimeJeu 22 Mai - 19:46

L'énorme poisson se débattait, fouettant air et eau de toute la force rageuse de ses puissantes nageoires. Irisé d’argent et de rouge, son corps se cabra, tendant le filin à presque l’arracher des doigts douloureusement crispés de Marc. Au risque de les faire chavirer, Léonard se précipita, une pique à la main, harponna le monstre avec adresse et le balança sur le fond plat de l’embarcation.

- Bon sang ! Regarde ça, Valérie ! S’exclama Marc, effaré par les proportions de sa capture.
- Je vois ! Tu devrais le prendre en photo, sinon les collègues ne voudront jamais nous croire quand nous leur raconterons !
- Tu parles d’une bestiole ! Il doit faire au moins quatre-vingts centimètres ! C’est quoi, Léonard ?

Les belles et longues tresses dansèrent autour du visage souriant du bosch lorsqu’il se pencha pour mieux détailler ladite « bestiole ».

- Pakou… pakou noir ! Géant ! Pas beaucoup, ici. Mouché avoir chance !
- Ben… tu vois, déjà, ce n’est pas un piranha, ironisa Valérie.
- Heureusement ! Des piranhas de cette taille, j’aime mieux ne pas y penser.

Léonard secouait la tête, visiblement satisfait.

- Manger pakou ! Très bon !

« Mouché ! Wara !… beaucoup wara ! Pas bien ! » À grands gestes, Fiacre les rappelait à l’ordre, montrait les flaques saumâtres dans lesquelles ils pataugeaient. Distraits par la lutte, nul n’y avait prêté attention. Laissant Marc se débrouiller avec sa lourde prise, Valérie s’empara d’une calebasse évidée et entreprit d’écoper.

L’expédition comportait deux pirogues, longues d’une dizaine de mètres. Chacune avait été creusée dans un seul tronc d’angélique et élargie au feu. Des bandes peintes ondulaient l’extérieur des coques de leurs couleurs pimpantes. Les proues, surélevées d’un arrondi, s’ornaient de clous de cuivre et de plaquettes d’argent ciselé. Deux hommes suffisaient à les manœuvrer.

À l’arrière de la première, Fiacre maniait une large pale d'acajou, tel un gouvernail. Dans le carré aménagé au centre, Valérie et Marc s’activaient autour de plusieurs appareils. Debout à l’avant, Léonard, faisant office de bossman, trempait le takari – très longue perche – dans le fleuve jusqu’à en atteindre le fond, s’y appuyait de tout son poids, imprimant ainsi au canot une impulsion rapide. Lorsque l’eau était trop profonde, il s’asseyait et s’armait lui aussi d’une pagaie. Dans la seconde, Modeste, Joseph et Basile veillaient sur les sacs renfermant équipement et ravitaillement.

Cinq jours auparavant, poussés par la marée, ils laissaient derrière eux Saint-Laurent du Maroni et l'effroyable pollution de l'île Saint-Louis, en direction des monts Tumuc-Humac. Certains scientifiques s'alarmaient des très nombreux cas d'enfants mort-nés et de malformations fœtales chez les amérindiens du Haut-Maroni. Ordonnée par l’INSERM, la mission de Valérie et Marc consistait à prélever des échantillons d’eau en divers endroits du réseau fluvial, d’en mesurer le degré de contamination au mercure et au cyanure, et d'évaluer au plus juste les risques d'un possible Minamata en Guyane française. Les porteurs et pagayeurs qui les accompagnaient – de la tribu des boschs, noirs primitifs originaires du Surinam – détenaient pratiquement le monopole de la navigation du Maroni tant était grande leur habileté à en franchir les redoutables sauts et rapides.

Ils remontaient le cours du fleuve, esquifs funambules en équilibre entre deux pays. À droite, à quelques centaines de mètres, frémissement bleu voilé de brume : le Surinam. À gauche, la Guyane, qu’ils longeaient au plus près.

Chaque matin s'éveillait dans un concert de stridulations, de sifflements, d'appels perçants. De légers friselis rectilignes couraient au ras de l'onde trouble, à peine visibles, comme fils d'argent et de soie emmêlés. Mais dès le premier rayon de soleil, le brouillard s'élevait et obscurcissait l'air, suspendait des spectres grimaçants aux crêtes des arbres et étendait des linceuls grisâtres aux barbes des radicelles, les déchirant aux ronces acérées. Et il disparaissait, mystérieusement, comme il était venu. Les criques, alors, défilaient, aux contours estompés de décors de carton pâte.

Habilement gouvernées, les coques effilées bondissaient, évitant les bancs de sable où elles pourraient s'échouer, et les troncs immergés contre lesquels elles pourraient s'abîmer. Et puis, brusquement, les flots s'agaçaient en tourbillons boueux et les bruits de la jungle s'éteignaient, dominés par un grand tumulte. Un rapide surgissait, bouillonnant de fureur vorace. Fiacre et Léonard s'arc-boutaient alors tous deux au takari. Les courants verdissaient aux mousses des écueils soudainement affleurants, fuyaient entre les arêtes aiguës et les frêles parois de l'embarcation dont la proue arrondie brisait et repoussait les lames liquides. Les boschs s'excitaient de la voix, muscles bandés sur les perches qui ployaient, près de se rompre. Leurs cris devenaient rauques, leurs souffles plus courts, leurs gestes plus vifs, leurs efforts plus violents. Des paquets d'eau sautaient et éclataient, giflaient les visages et fouettaient les corps, ruisselaient sur le prélart de grosse toile hâtivement tiré pour protéger le matériel, inondaient le canot… et c'était déjà fini : le saut était franchi. Au creux des remous assagis, n'en subsistaient plus que des traînées d'écume jaunâtre.

Lorsqu'une anse sableuse dénonçait l'intrusion d'un affluent, la pirogue s'y engageait. Le temps d'y plonger un tube à essai pour un échantillon de quelques centimètres cubes qui, après avoir reçu une dose de réactif chimique et une étiquette précisant le lieu du prélèvement, rejoignait les rangs de ceux déjà collectés. Et l'embarcation revenait au mitan du fleuve, loin des pièges des bords.

Pieds dans l’eau, les fourrés de moucou-moucou s’opposaient aux racines noueuses et tordues des palétuviers. L’humus des troncs écroulés, des branches et autres végétaux morts, entassés saisons après saisons, grouillait de fuites visqueuses et de reptations inquiétantes. Au-delà, un fouillis d’herbes hautes, d’arbrisseaux, d’arbustes, de lianes, de plantes grimpantes aux feuilles multiformes et aux fleurs multicolores, formait des drapés de franges lourdes. Plus haut encore, les dômes de feuillages superposés vibraient et résonnaient d’une multitude de vies aériennes. Parfois, un large espace débroussé étalait des paillotes, les murs aveugles d’un hangar, entourés de plantations de canne à sucre. Mais le rideau un instant soulevé se refermait très vite sur la rive. De nouveau, c’était l’enchevêtrement des racines tentaculaires, l’écrasement de la brousse impénétrable où seul le fleuve avait tranché, comme une énorme faucille, son chemin de métal roux.

Ils laissèrent sur leur gauche le village d’Antécume Pata, sortant ainsi de la zone officielle de prospection et d’exploitation aurifère. Dans la forêt proche, les hurlements sinistres des singes rouges annonçaient le crépuscule, leur rappelant qu’il était temps d’accoster pour la nuit. Carbets à demis écroulés sur des abatis abandonnés par des paysans pris par la fièvre de l’or ou sur d’anciens placers aux filons taris et désertés par les orpailleurs, les abris ne manquaient pas au long des rivières. Du moins aussi longtemps que la nature n’y aurait pas repris ses droits.

Le soleil rasait ses cimes lorsque la jungle leur offrit un asile. Sur une berge surélevée, une case ouverte au vent, mais où ils purent accrocher hamacs et moustiquaires. Toutes les haltes se ressemblaient, comme soumises à un rituel. Pendant que Valérie et Marc mettaient de l’ordre dans leurs notes et organisaient les opérations du lendemain, les boschs s’activaient au repas. Mais ce soir, pas de haricots, pas de couac ou de viande boucanée au menu. Basile fouilla dans les sacs de provisions et en extirpa une bouteille de rhum qu’il brandit au-dessus de sa tête, la montrant à tous.

- Chef… chef … ce soir tafia ?… décollage ?
- OK ! Va pour le décollage, lui accorda Marc, en haussant les épaules.

Modeste et Basile se chargèrent du pakou et ils ne furent pas trop de deux pour transporter sa masse glissante d'une vingtaine de kilo. Fiacre rassembla quatre briques et quelques pierres, en guise de fourneau, et des flammes naquirent. Léonard et Joseph, attaquant à grands coups de machettes le mur végétal qui entourait le campement, s’enfoncèrent dans le lacis des broussailles.
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MessageSujet: Re: DAKANI - Version courte   DAKANI - Version courte Icon_minitimeJeu 22 Mai - 19:51

Le poisson, nettoyé et découpé en larges filets, baignait dans du lait de coco relevé de pili-pili, lorsque les deux boschs ressortirent de la jungle, les bras chargés de paniers faits de feuillages habilement noués. Ils déversèrent près de l’âtre rustique mangues, ananas, et de pleines poignées de baies jaunes, rouges, noires. Deux gros fruits ronds à la peau verte et granuleuse furent rapidement débités en tranches épaisses et glissés près des braises, en compagnie de petits légumes rosâtres ressemblant à des pommes de terre. Très vite les darnes de pakou grésillèrent sur la surface ardente des briques chauffées à vif, régulièrement arrosées de marinade pimentée.

Un grand pot de thé brûlant accueillit les convives autour des plats fumants et tous se régalèrent de la chair goûteuse du géant de la rivière, de la pulpe fondante des fruits de l’arbre à pain, de celle à peine sucrée des patates douces sauvages.

Puis, le repas fini, les boschs formèrent le cercle coutumier autour du feu et l'un d'eux ouvrit enfin la bouteille d'alcool. Il la porta à hauteur de ses yeux, marmotta un bout de prière, et, l'inclinant un peu, il répandit un filet du liquide ambré – à peine ! – sur le sol, en offrande aux esprits des lieux. Une voix s’éleva, pour conter une histoire d’animal fabuleux ou de revenants effrayants, que, seul, troublait de temps à autre le chant plaintif des oiseaux de nuit. Les reflets rougeâtres des tisons incandescents dansaient sur les peaux nues, projetant des ombres fantasmagoriques. Les vampires, sortis de leur retraite, croisaient leurs vols obliques au-dessus des têtes attentives tandis que le tafia, circulant de main en main, incendiait les gosiers.

Parfois, là-bas, sur la rivière où dérivait un reste de lumière, une pirogue glissait, passait sans bruit. Juste un léger remous des pagaies dans l’eau noire et un « À l’odio… ba… bonjour… frère…» qui leur parvenaient, étouffés par le poids des ombres. Et le narrateur interrompait son récit et répondait… « À l’odio… Mi ti baka… ba… bonjour… on se reverra… frère…»

- Mouché connaît Dakani ? interrogea soudain Fiacre, arrachant Marc à une béate somnolence d’homme repu.
- Dakani ? Non… jamais entendu parler. Encore une légende ?
- Non… pas histoire, insista le pagayeur. Pas loin. Vallée… Lac Dakani, lac oiseau bleu !… lac des esprits. Gros poissons là-bas aussi !
- Je crois que mouché Marc n’a plus envie de poisson, taquina Valérie.
- Vous, aller voir, proposa Basile.

Lac des esprits ? Et puis quoi encore ! Marc agita les mains devant lui, refusant d’entrer dans leur jeu. Il était tard, bien trop pour en écouter davantage.

- Il n’y a pas de lac Dakani, il n’y a aucun lac près d’ici.
- Chef pas bien connaître, insistait Fiacre.
- Tant pis ! Nous allons aux monts Tumuc-Humac et nulle part ailleurs.
- Lac pas loin montagne Mitaraka, en bas… Pas loin rivière Ulemani.
- Ah ? Alors si ce lac existe bien, il se trouve sur le territoire du Surinam, Léonard, nous n’avons pas le droit d’y aller.
- Ba… Wara coule Guyane, coule Surinam, mouché, ici Maroni, là-bas Tapanahony, mais wara la même, ici et là-bas !
- Ce n’est pas aussi simple que ça, Fiacre.
- Mouché blanc fait tout pas facile. Motmot Houtouc partout chez lui, dans le ciel, se pose terre où vouloir, lui. Bosch va Surinam et va Guyane, va Brésil, va tout Amazonie, comme oiseau, comme wara. Bosch libre plus que mouché blanc !
- Tu as raison, Fiacre, concéda Marc en se mettant debout. Tu as certainement raison. Allez ! je vous abandonne pour ce soir. Et n’abusez pas de la bouteille. Un petit décollage, hein… un petit !

Il s’éloignait déjà que Valérie le rattrapa, se pendit à son bras, accordant leurs pas.

- Et si ce lac existait vraiment, Marc ?
- Ah non ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! Pas question de prêter foi à ces racontars !
- Les boschs n’avaient pas l’air de plaisanter et ils connaissent le pays mieux que toi le fond de tes poches.
- Ouais… c’est ça… écoute, ma belle, nous sommes au XXI siècle, et…
- Et quoi ? Ne peux-tu concevoir qu’il nous reste des lieux inconnus, inexplorés ?
- À nous, oui, mais pas aux espions qui nous survolent. Si tu observais les relevés des satellites sur la topographie de la région, tu verrais bien qu’ils ne montrent aucun lac.
- Bon… ben… si tu préfères te fier à une machine !
- Oui… une machine ! Mais assez puissante pour photographier jusqu’au pistil d’une fleur. Alors, supposer qu’elle puisse rater quelque chose de plus grand qu’une mare… non, Valérie ! Ça, ce n’est pas possible !
- OK ! OK ! ffffffff… tu veux que je te dise ? Eh bien, à force de nous contenter des données fournies par une vulgaire mécanique, de ne pas chercher à voir par nous-mêmes, nous perdons tout instinct d’aventure ! Voilà ! Et sur ce je te souhaite une très bonne nuit !

Un roucoulement au loin, le craquement d’une branche, un trottinement étouffé sur le terreau épais, mille bruits s’élevaient. La forêt commençait sa vie nocturne. Marc tira soigneusement la moustiquaire autour du hamac, se tourna sur le côté et ferma les yeux.

Et s’éveilla aux cris des toucans, aux piaillements des perruches, aux sifflements des oiseaux moqueurs, et à la main qui le secouait vigoureusement.

- Debout, Marc ! Faut que tu vois ça !
- Bon sang, Valérie, il est encore nuit !
- Mais non… Hé, ho ! Moi, j'ai passé des heures pour trouver ça, alors je mérite bien cinq minutes de ton attention ! Allez, je te verse un café, et toi, tu regardes ! ordonna la jeune femme en déposant un tas de feuillets sur l’estomac de son compagnon.

Renonçant à lutter, Marc se redressa sur un coude et jeta un œil aux documents. Des photos de la région, des prises de vue aériennes et des relevés satellite. Et il fronça les sourcils, intrigué malgré lui par un détail. Il vérifia les dates, les provenances, et dut se rendre à l’évidence : quel que soit l’angle de prise, quelle que soit la saison, toutes ces images montraient une même masse grise étale entre deux cours d’eau.

- Je vois que tu vois ce que j’ai vu, chantonna Valérie à l’oreille de Marc tout en lui tendant un gobelet fumant. J’ai dit aux hommes de se hâter. Nous partirons aussitôt que tu seras prêt !

Le coupe-coupe à la main, Léonard et Modeste ouvraient la piste. Le reste de la petite troupe suivait, en file indienne, dans une bruine gluante aux senteurs entêtantes. Après avoir remonté l'Alitani aux deux tiers de son cours, ils avaient tiré les pirogues à terre, les avaient dissimulées aux rôdeurs des rivières sous des amoncellements de feuillages et ils s'étaient mis en route, coupant à travers la jungle, en plein territoire du Surinam. Ils marchaient ainsi depuis trois jours, enjambant troncs pourris d'arbres effondrés et amas de lianes velues, contournant des marécages, disputant l'espace aux mouches et le sol aux scorpions, aux chenilles, aux serpents. Une clairière se dessinait parfois, taillée de mains humaines, à la terre désolée, éventrée et retournée, encombrée des reliefs d'orpaillage clandestin, où ils glissaient et s'enlisaient jusqu'aux chevilles dans des boues visqueuses et nauséabondes. Les oiseaux, troublés par leur présence, se taisaient, et ne résonnaient autour d'eux que les coups sourds des machettes et les stridulations des cigales de brousse. L'air, saturé d'humidité, gouttait aux feuilles, ruisselait sur les racines, collait les vêtements aux corps.

Les dernières heures s'étaient révélées particulièrement éprouvantes, lourdes et poisseuses d'un orage qui n'avait crevé ses outres noires qu'à la tombée de la nuit. Des averses violentes, serrées, qui n'avaient cessé de tambouriner sur le toit fragile d'un abri grossièrement dressé. Un staccato qui, s'insinuant dans les oreilles, emplissant les cerveaux, avait entrecoupé leur sommeil de mauvais rêves, de réveils moites. Le matin leur avait ouvert un paysage noyé, et sans même le réconfort d'un café. Le bois, détrempé, n'avait pas voulu brûler alors que dans sa boîte, pourtant réputée hermétique, le sucre avait viré mélasse. Depuis, ils avançaient dans le bruissement d'un univers glauque d'eau en suspension, sur les bords glissants d'un ruisseau tumultueux dont le grondement s'intensifiait sans cesse, où la résistance des deux métropolitains achevait de s'effriter, de se diluer. Et ces derniers étaient près de renoncer, d'ordonner le retour, lorsque les hommes de tête s'immobilisèrent.

- Mouché ! Mouché ! Dakani ! criait Léonard, bras tendu vers une trouée de lumière.
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MessageSujet: Re: DAKANI - Version courte   DAKANI - Version courte Icon_minitimeJeu 22 Mai - 19:56

Valérie et Marc se précipitèrent, repoussant à mains nues les derniers obstacles, oubliant toute prudence. Les buissons cédèrent, s'écartèrent, ainsi que rideaux tirés, et ils déboulèrent face à une muraille du haut de laquelle dégringolaient les flots troubles du torrent qu'ils suivaient depuis l'aube.

- Mais… il n'y a pas de lac, s'exclama Marc désappointé.
- Oui… lac ! Derrière ! Mouché, derrière !
- Derrière quoi ?
- Ben… la chute ? Non ? suggéra Valérie. À mon avis, Léonard nous invite à passer sous la cascade. Il y a un passage ici, Léonard ? Tu en es sûr ?
- Ça va pas ! Tu te crois où, là ? En plein Jules Verne ? ironisait Marc alors que le bosch acquiesçait du chef.
- Ffffff… ce que t'es agaçant, des fois ! Bon… alors si on en croit notre Léo, c'est traverser l'eau ou escalader la falaise ! Et là, tu vois, je suis déjà trempée, alors mouillée pour mouillée, je vote pour passer dessous !

Joignant l'acte à la parole, la jeune femme se glissa sous les cataractes mousseuses et Marc se vit obligé de la suivre. Ils trouvèrent effectivement une sorte de grotte. Aux parois ruisselantes, des lueurs dansaient, sur lesquelles ils se guidèrent. Juste quelques mètres dans une semi obscurité, et ils débouchèrent sur un large surplomb. En contrebas, une vallée s'étalait. Sous un édredon de vapeurs impalpables, des vagues émeraude ondulaient autour de la surface pailletée d'un petit lac.

- C'est… c'est… articulait Marc, incapable d'en dire davantage.
- Magnifique ! compléta Valérie.
- Oui… et complètement dingue ! Vraiment dingue ! Et il y a du monde dans le coin, ajouta Marc en montrant des fumerolles qui s'effilochaient au-dessus de la marée d'arbres. Quelqu'un connaît ceux qui vivent là-bas ? questionna-t-il en s'adressant aux boschs.
- La ville des arbres… mouché… pas bon !... Forêt fromagers… eux toucher toi et eux voler esprit… Pas bon aller… mouché voir lac… alors mouché partir !... Antanlontan, marrons venir, pas loin. Un jour, tous partir, trop peur ! Chaman bleu beaucoup puissant… sait beaucoup parler esprits ! répondirent-ils, chacun y allant de son avis.
- Avan ou bakyé, apwann najé là !… prudence est mère de sûreté ! conclut Fiacre doctement.
- Justement, nous serons prudents, les rassura Marc. Vous, vous restez ici et nous deux, nous allons faire le tour du lac, juste le temps d'y prélever quelques échantillons. Aussitôt cela terminé, nous quitterons cet endroit. Je n'ai pas envie de soulever des problèmes alors que nous serions en peine d'expliquer notre présence si loin de l'itinéraire prévu. En route !

Au fur et à mesure de leur descente, la brousse cédait, se montrait moins hostile. Bosquets de hautes fougères, buissons d'hibiscus géants, lianes souples aux tresses d'orchidées odorantes se balançaient doucement. L'air circulait, léger. La jungle s'aérait de vastes clairières où flottait un brouillard diffus, transparent, où couraient et chantonnaient tout un entrelacs de petits cours d'eau qui serpentaient tout droit vers le lac. Ici et là, confirmant une présence humaine, des passerelles faites de lattes de bois aidaient au passage des plus larges. Au pied d'un fromager, des plants d'ignames mêlaient leurs feuilles luisantes aux mauvaises herbes du manioc. Plus loin, les tiges violettes des patates douces cernaient l'or pâle d'épis de mais, rampaient autour des couronnes hérissées des ananas poussant à ras de sol. S'accroupissant, Marc arracha une pousse de manioc, observa le tubercule et émietta la terre adhérente.

- Tout ceci n'est pas naturel, Valérie. Regarde cette couleur !
- Ben… euh… elle est noire, c'est une couleur normale, non ?
- Oui, oui… mais en Amazonie, elle est généralement brune ou rouge… à moins que… de la terre préta ? Cette forêt qui m'a tout l'air d'être une brumeuse… de la terra préta… cet endroit est bizarre !
- Et enchanteur ! Et ça me va comme ça ! Allez, viens ! Dépêche-toi !

Pressée d'arriver au lac, la jeune femme abandonna son ami à ses observations botaniques et géologiques. Elle allait, captivée au point d'en presque oublier le pourquoi de leur présence en ces lieux. Elle jouait à se perdre dans les cavernes odorantes des branches tombantes des magnolias, à suivre le trottinement d'un agouti ou la fuite d'un écureuil, tant et si bien le nez en l'air qu'elle s'en retrouva les fesses au sol, le pied avalé par un nœud de racines et la cheville douloureuse.

À peine tentait-elle de se redresser, que Marc arrivait à la rescousse. Mais si ce dernier évalua très vite le problème de son amie, il ne comprit pas du tout pourquoi, les yeux écarquillés, elle lui chuchota à l'oreille :

- Par pitié… jure-moi qu'il n'y a vraiment plus de cannibales à notre époque !

Ils firent face au groupe qui approchait. Instinctivement, ils écartèrent les bras, très largement, espérant montrer ainsi qu'ils ne portaient aucune arme, mais leur inquiétude s'accentuait de seconde en seconde. Les visages fermés, les regards inquisiteurs de ces hommes à la chevelure tressée de plumes, au corps dénudé affichant des scarifications dessinant des motifs étranges, leurs gesticulations peu amènes, ne leur offraient aucune raison de se rassurer. Et Valérie vécut les pires secondes de sa courte existence lorsque deux d'entre eux se penchèrent sur elle et la saisirent fermement par les bras, le temps de réaliser qu'ils ne faisaient que l'aider à se mettre sur pieds. Jamais jusque-là, elle ne s'était sentie aussi vulnérable, ni autant ridicule devant l'ébauche de sourire que son "oh maman !" balbutié d'effroi, amena sur les lèvres de celui qui semblait détenir l'autorité. Mais ce fut également de lui, ou plutôt sur lui, qu'un détail la réconforta très vite. Pas grand-chose : un tatouage sur un bras. Play Boy ! Un sauvage sanguinaire qui lirait Play boy ? Non… cela ne se pouvait !

Quelques mots suffirent pour expliquer leur présence et dissiper les soupçons de leurs hôtes d'avoir affaire à des orpailleurs. Mais ils ne purent refuser leur invitation à les suivre, celui que Valérie considérait le chef et qui leur dit se prénommer Lucius, déclarant qu'elle devait absolument montrer sa cheville à leur Chaman, qu'il n'était pas question de la laisser partir ainsi, pour plusieurs jours de marche difficile.

Ce fut donc sous bonne escorte qu'ils firent leur entrée dans le village où leur arrivée ne sembla éveiller d'autre curiosité que la leur. S'ils eurent droit à quelques coups d'œil, eux, en revanche, ne savaient plus où donner du regard.

Assises autour de feux où mijotaient des ragoûts, des femmes bavardaient alors que leurs doigts agiles s'activaient à tisser paniers et presses à manioc. Près d'elles des enfants nus jouaient, d'autres se poursuivaient, affolant des agamis trompette apprivoisés qui détalaient sur leurs pattes bleuâtres, protestant avec force "guum" et "umm" sonores. Des hommes s'occupaient à façonner des poteries, à sculpter du bois.

Une grande case – appelée maison commune par Lucius – et d'autres plus petites s'enfouissaient dans la végétation, entre ruisseaux et enclos à zébus ou à cochons, confondant leurs toits de feuilles de palmiers ou de wai aux branches qui les dominaient. Leur guide leur expliqua que chacune était élevée sur le lieu même et à partir de l'arbre qu'il avait fallu abattre pour sa construction. Certaines avaient des murs de bois de rose ou d'acacia, d'autres d'assao ou de palata et se déclinaient en une gamme de teintes luxuriantes. Du violet de l'amarante au rouge et noir de l'amourette, du brun de l'angélique au miel doré du bagasse. Lucius leur montra la sienne, faite d'arouna, dont la chaude couleur brique se veinait d'ocre sombre. Tout un réseau de canaux desservait chaque habitation en eau et aux endroits les plus humides, se déroulaient des trottoirs de planches. Le sous-bois était creusé de passages, telles des rues, alors que au-dessus, tout au cœur des frondaisons, s'étagaient des plateformes reliées les unes aux autres par des ponts de lianes tressées.

- La ville des arbres… murmura Valérie, se souvenant ce qu'en avaient dit les boschs. C'est vraiment une ville dans les arbres.
- Pourquoi une ville serait-elle uniquement faite de briques et de béton ? J'ai vécu une douzaine d'années à Cacao, dit Lucius, et notre village n'a rien à lui envier.
- À Cacao ?
- Oui… j'avais une quinzaine d'années. Après la mort de ma mère, je suis parti "à la ville". Et là-bas, j'ai vu des immeubles en ruines, abandonnés, et pourrir, comme ça. Ici, lorsqu'un carbet devient trop vétuste, que le bois est vermoulu, il est démonté et brûlé, et rendu à la terre. À sa place, on plante quelques graines et on en construit un autre ailleurs, avec un arbre tout neuf. Mais nous parlerons plus tard, il faut aller voir notre Chaman maintenant.

Lucius les guida vers ce qu'il appelait la maison commune, leur expliquant en chemin que c'était là qu'ils passaient la plus grande partie de leur temps. En général, les activités étaient partagées, ainsi que les repas, toujours suivis de veillées. Quelques gamins, plus hardis ou plus curieux que d'autres, leur firent escorte jusqu'à l'intérieur de la grande case. Où un vieil homme se tenait.

- A l'odio, Chaman… Sa ka maché !... bonjour, Chaman… comment ça va ? salua respectueusement Lucius.
- Mmmm… grommela ce dernier. Mouché blanc ? tekinatu se ? Ces blancs ? Que veulent-ils ? ajouta-t-il en désignant Valérie et Marc du menton.

Cependant que Lucius expliquait la situation, les deux jeunes gens se tinrent en retrait. Au-dessus d'eux, dans l'ombre fraîche des poutres, voletaient des dizaines d'oiseaux, pas plus gros que des passereaux. Certains d'un brun terne et aux ailes bordées de fauve, d'autres d'un bleu pâle, au masque noir et chapeautés de turquoise soutenu. Du même turquoise que les plumes qui composaient les coiffe, colliers et bracelets que portait le vieil homme. Le Chaman bleu ! C'était ainsi que l'appelaient les boschs. Ces oiseaux ne pouvaient être que des dacnis, qui avaient donné leur nom au lac. Le lac Dakani. Et Valérie frissonna lorsque le Chaman se tourna vers elle. Sertis aux rides du visage, les yeux vifs et perçants qui la fixèrent soudain, étaient aussi ronds et du même jaune que ceux des petits volatiles qui les assourdissaient de leurs pépiements discordants.

Valérie prêta docilement son pied aux doigts du vieux sage. Qui secoua la tête avec un semblant de sourire. Visiblement, son examen ne faisait que conforter l'impression de la jeune femme. Sa cheville, plus du tout douloureuse, allait tout à fait bien. Ils pourraient donc repartir sans inquiétude. Et elle n'en avait pas tellement envie ! Il y avait tant de choses encore à voir, à comprendre !

Au dehors, le ciel s'obscurcissait. Des femmes commencèrent à aller et venir, disposant des nattes, sortant plats et couverts de coffres alignés contre les murs, amenant des marmites de terre cuite d'où émanaient des fumets alléchants. Et tout cela dans une atmosphère joyeuse et détendue. Du ragoût de pécari leur fut servi, et pendant qu'ils dégustaient la viande fondante, Lucius entreprit de conter l'histoire de leur vallée. Il leur apprit ainsi qu'il y avait plusieurs villages pareils à celui-ci disséminés dans la jungle, comment ils veillaient à préserver leur habitat de tout envahissement indésirable. Ce qui n'était pas le plus difficile, grâce à l'aide que leur apportait la légende du fromager. Cet arbre, dont les graines leur fournissaient aussi bien l'huile de lampe que le savon, dont la fibre servait aussi bien de matériaux d'isolation qu'à la fabrication de matelas confortables, cet arbre était sacré pour eux. Mais pour les créoles, pour les Noirs-Marrons, et autres ethnies de la vallée du Maroni, l'arbre abritait des esprits malfaisants. En cas d'intrusion d'orpailleurs clandestins, réputés pourtant pour leur violence sans foi ni loi, il suffisait de quelques tours de magie à la nuit tombante pour effrayer même les plus entêtés. Il leur parla de ce désir qu'ils avaient tous, de préserver leur mode de vie. Surtout lui, pour avoir connu l'autre ville. Toujours travailler, des jours entiers, jusqu'à l'épuisement, juste pour un logement, de la nourriture… alors que là, chez eux, ils n'avaient qu'à tendre la main. Avoir faim, il avait appris ce que c'était, à la ville de pierre. Et les chambres sales et cette impression de toujours courir après quelque chose sans jamais réussir à l'atteindre. Il avait failli oublier combien c'était bon et facile d'avoir le temps. Du temps… pour fabriquer une sarbacane, un arc… pour sculpter un morceau de bois. Du temps pour rien… ou pour vivre, tout simplement. Alors il était revenu… chez lui !

- Chez toi, murmura Valérie, sur un ton rêveur… chez toi !

Une aile bleue effleura la joue de la jeune femme, et des serres minuscules s'affermirent sur son épaule.

- L'oiseau bleu sait beaucoup de choses, dit Lucius à mi voix. Le Chaman m'a dit qu'il savait où poussait un beau grage rouge, du bon bois pour une case ! Il m'a dit aussi que les dacnis n'auraient rien à craindre du chat bleu.
- Un chat bleu ? Répéta Marc, complètement dérouté par la tournure que prenait la conversation.
- Oui, bleu… comme mon chartreux, mon merveilleux Blue cat aux yeux jaunes. répondit doucement Valérie, avec un étrange petit sourire en coin.
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